ARCADES ARMÉNIENNES

SANAHIN, MARMASHEN

 

Exposition de photographies du 30 mai au 14 juillet 2007 À la Galerie Médiane À Paris

 

Quoi de plus habituel, dans les arts de toutes les époques, de toutes les civilisations, de tous les continents, que des portiques, des arcades ou des arcatures ? Oui, mais à chaque fois pour dire autre chose, autrement, pour vivre le monde d’une certaine manière, différente. L’Arménie des Xe et XIe siècles, particulièrement dans le cadre de l’école d’Ani, en a elle aussi fait un usage singulier et qui mérite qu’on y arrête son regard, son attention, sa pensée.

Les arcades s’y accolent aux murs, en épousent les destins, s’entremêlent à des réalités architecturales donc existentielles déjà complexes, donnent à ces réalités un supplément de force et de méditation. La tension qui existe dans les édifices cultuels d’Arménie entre la focalisation vers le chœur, l’autel, le rite de la messe, et, d’autre part, la coupole porteuse de l’idée divine va trouver une nouvelle expression dans les arcades, va en parler à sa façon, complémentaire sans doute mais bien étonnante. En voici quelques états, avec le bonheur de les découvrir dans leur détail nécessaire.

 

I   À MARMASHEN

 

Le monastère de Marmashen, situé à une quinzaine de kilomètres de Gumri, a été édifié, selon une inscription portée sur l’église principale, Katoghiké, de 988 à 1029 par le prince pahlavide Vahram. Essentiellement composé de quatre églises, il est apparenté aux monuments de ce qu’on appelle l’école d’Ani. Les deux principales églises sont ornées, comme à Ani, d’arcades plaquées contre les murs mais surtout insérées dans le système architectural : Combinaison des murs et traitement des angles, agencement des fenêtres, saillies et retraits en relation avec l’espace intérieur notamment.

1 L’église Katoghiké, un joyau particulièrement acéré dans un paysage qui, autour d’elle, s’adoucit. Elle semble étirer sa coupole vers le ciel par l’élévation de ses triples colonnettes, par les  subterfuges des angles de la tour dodécagonale, par son toit en ombrelle aux multiples arêtes.

2 L’église Katoghiké. Les imbrications architecturales qui, du rectangle conduisent à la tour –c’est-à-dire à la coupole- en passant par les bras de la croix et le carré très manifeste de leur intersection, sont la manifestation de la présence simultanée de plusieurs volumes sur les mêmes lieux. Du bâtiment en forme de croix qui accueille directement le fidèle à la coupole céleste qu’il ne peut voir que dans de lointaines hauteurs, il y a un passage et une articulation qu’il faut désigner pour pouvoir les utiliser.

3 L’église Katoghiké. Le toit en ombrelle est certes pratique pour permettre l’écoulement des eaux pluviales, mais sa découpe et ses arêtes ont été amplifiées par une nervure très visible ; ses pignons sont soulignés par plusieurs bandes décoratives, il y a là des apprêts qui donnent à l’évidence idée de l’union de forces multiples au service d’une unité d’autant plus valeureuse.

4 L’église Katoghiké. La fenêtre centrale de la façade sud apparaît au sein d’une arcature qui en réalité occupe tous les murs. L’arcature n’a pas manqué d’élargir son arcade centrale pour honorer la fenêtre de la conque sud. Mais avant de reprendre son individualité par le moyen de plusieurs arcs concentriques autour de l’ouverture, cette fenêtre a laissé une place substantielle à un cadre orthogonal qui non seulement creuse l’espace destiné aux arcs concentriques de la fenêtre mais dont les rebords viennent étonnamment les rejoindre. Saillies, arcs, décors, courbes, segments de droite, orthogonalité font jouer le tuf rose sous la lumière tout en conférant à la fenêtre une incroyable prestance.

5 L’église Katoghiké. Une ouverture circulaire, entre deux colonnettes de la façade sud, délibérément indépendante de tout ce qui l’entoure, et même désaxée, démontre on ne peut plus clairement que les combinaisons mises en œuvre par l’architecte varient au gré des significations qu’il désire transmettre.

6 L’église nord. Les façades  ont repris les arcades de l’église Katoghiké, un peu plus ancienne. Ici, la façade sud. Les arcades et l’arcature sont sur le mur et dans la profondeur du mur.

7 L’église nord. Le mur oriental est dégagé,  plus visible. La fenêtre centrale a de nouveau exigé une arcade plus large, conférant à la rythmique un supplément de vie et de sens. Le creux des niches triangulaires, qui représente dès l’extérieur l’importance de l’abside, est intégré à la rythmique de l’arcature mais avec une sorte de sourcil en creux qui en redouble l’impact. Celle-ci se trouve donc dans la situation de souligner tantôt le plan du mur dans sa continuité, tantôt la pensée de que l’édifice renferme, en un intérieur en même temps caché et déjà quelque peu révélé. C’est donc la continuité extérieure et l’intériorité qui sont combinées pour être considérées d’un même mouvement mais sans perdre leur singularité.

8 L’ensemble du monastère. Au premier plan, l’église nord, très endommagée, puis l’église Katoghiké, enfin la petite église sud. La variation proposée par l’église nord à partir de l’église Katoghiké, presque contiguë, donne à l’ensemble une sorte de force dialoguée et indique sans doute que penser ou méditer demande de revenir sans gêne à ce qui est déjà mais personnellement et avec une intention renouvelée, réactivée. Il est vrai que cette parenté plus qu’avouée a quelque chose de fascinant.

II À SANAHIN. À L’ÉGLISE DU SAINT-SAUVEUR

 

Le monastère de Sanahin, situé dans le nord de l’Arménie, dominant les gorges du Débèd, a été fondé par la reine Khosrovanouch, épouse du roi bagratide Ashot III, en 966, en un lieu déjà occupé par des moines arméniens chassés de Byzance depuis 934. Les constructions s’étaleront jusqu’au XIIIe siècle. Les photographies présentées figurent quelques aspects de l’église du Saint-Sauveur, construite en 966-972 puis plusieurs fois restaurée.

9 L’église du Saint-Sauveur dans son paysage. La tour qui supporte la coupole se trouve au centre d’une croix dont on voit ici les bras sud et est. Le bras est est plus grand que le bras sud : L’église s’allonge davantage d’ouest en est puisqu’elle est orientée ; elle est également centrée sur sa coupole. Ces deux traits sont caractéristiques de l’architecture arménienne.

10 La fenêtre du pignon du bras nord domine ici la fameuse galerie connue sous le nom d’ « Académie de Grigor Magistros ». Son arcade confirme l’axe de ce bras mais, couronnée d’un arc aux rebords horizontaux très prononcés, s’intègre délibérément au plan général du mur. C’est ainsi que le jeu des horizontales, des verticales et des courbes donne idée de la double focalisation du bâtiment, horizontalement et verticalement, dans la croix et vers la coupole.

11 La façade est est ceinte d’une arcature qui, en avancée sur le mur, prend un relief étonnant et semble s’individualiser pour proposer quelque forte pensée sur la vérité profonde de l’église. Elle doit toutefois composer avec la fenêtre axiale et s’accorder à sa verticalité ou plutôt à sa verticalisation, c’est-à-dire sa pensée de la verticalité.

12 L’arcade, à l’angle sud-est. Outrepassée comme ses consoeurs, elle semble donc avoir une vie quelque peu indépendante du chapiteau et des trois colonnettes qui la supportent. Une grande plage lisse dans le décor se prête à un dialogue délicat avec le ciel.

13 La série des arcades prend tout son relief lorsqu’on la regarde de biais. Apparaissent sa continuité et ses diverses variations.

14 Sur le corps du bâtiment, le chapiteau repose sur deux colonnettes comme il porte deux arcades. Est ainsi mise en valeur la relation entre la double fonction porteuse du chapiteau et sa force unificatrice. Mais le phénomène n’est pas seulement externe puisque le décor, lui aussi entraîné dans l’aventure, est constitué d’un faisceau de feuilles palmées qui, à partir d’une même origine, se distribuent de part et d’autre de l’axe central pour retomber latéralement avec beaucoup de naturel. Comme s’il y avait là l’esquisse d’arcades multipliées.

15 L’artiste a tenu à affirmer autrement l’importance de la courbe. En effet, si les palmes retombent avec moins de souplesse, c’est leur lieu d’origine qui forme deux quasi-cercles. Est donc dépassée la conception simplement constructive de la courbe ou de l’arc au profit d’une vision qui, en relation avec les autres arcades, prend une valeur structuralement symbolique.

16 Les arcades semblent s’interrompre pour laisser place à la fenêtre centrale. En réalité, elles ne s’effacent pas mais modifient leur présence : La nouvelle apparition de triples colonnes, comme aux angles, indiquent que les arcades ont voulu se renforcer pour être en mesure d’assurer une plus lourde fonction. Et quant à la fenêtre, elle a conservé la disposition déjà vue au nord : Une première arcade couronnée d’un arc aux rebords latéraux très développés sur le plan du mur. La fenêtre est ainsi liée au mur de deux manières, par son appartenance complexe à l’arcature qui fait vivre la longueur du mur, et par son lien direct avec le plan du mur grâce aux rebords. La fenêtre a pris le statut de centre incontestable du mur et donc du bras oriental de la croix.

17 Juste au-dessus de ces triples colonnettes de l’arcature, les deux triples colonnettes de l’arcade de la fenêtre ont modifié leur structure jusqu’à en devenir méconnaissables, et fort intrigantes. La colonnette centrale est bien là, mais ce sont les deux colonnettes latérales qui, ayant perdu leur rondeur, sont désormais des arêtes formant un écrin aigu.

18 La superposition des deux types de colonnettes triples est bien faite pour manifester cette singularité d’autant que, puisque le chapiteau doit supporter une arcade habituelle et une triple colonnette de la fenêtre, cette dernière ne peut être dans l’axe de la première et ne peut avoir la même largeur qu’elle ! L’artiste a voulu signifier qu’il avait un problème à traiter…

19 Saisissantes arêtes de cet écrin qui ont été munies d’un chapiteau individuel et marquent ainsi que l’unification opérée par l’imposte qui se trouve au-dessus d’eux doit être tempérée. Pourquoi cette création d’un creux aussi différent de tout ce qui l’entoure ?

Pour tenter de comprendre cette étonnante manœuvre, il convient de penser à une autre caractéristique des façades de cette église : L’absence de ces niches dièdres, ces triangles en profondeur bien visibles à Marmashen et qui, dès l’extérieur, donnent à penser le volume intérieur de l’abside et donc l’intériorité de l’église. L’idée d’abside n’est pas délaissée à Sanahin, puisque les deux écrins de la fenêtre en ménagent l’apparition avec délicatesse, avec discrétion, avec une force intime qui veut précisément suggérer l’intériorité subtile de cette conque essentielle. Les colonnettes et la niche se sont unies et ont créé une nouvelle méditation à propos de la relation entre la rondeur de l’abside, le lieu du culte, et la verticalité qui, déclarée par la fenêtre, ne peut que diriger vers la coupole, cette rondeur céleste des hauteurs de l’église.

20 C’est le royaume de la complémentarité ou des paradoxes assumés : Les palmes peuvent aussi rayonner à partir d’un centre unique, ligature orthogonale particulièrement marquée.