LA CROIX MYSTIQUE                                                                                        > retour

III

 

LE PARADOXE DE LA BASILIQUE ET DE L’ÉGLISE CENTRÉE AU VIIe SIÈCLE

 

Entre l’instauration du christianisme comme religion d’état au début du IVe siècle et l’affirmation de la domination arabe au début du VIIIe siècle, l’histoire de l’Arménie, écartelée entre empire romain et royaume perse sassanide, n’est certes pas tranquille ; les historiens anciens ou modernes ont rendu compte de la complexité et des diverses difficultés de cette situation. Mais cette histoire troublée et même tragique n’a pas empêché l’éclosion et l’épanouissement d’un art et, particulièrement, d’une architecture religieuse d’une grande originalité.

L’art est toujours, d’une manière ou d’une autre, au service des besoins d’une société, mais aussi expression d’une société, expression d’une société sur elle-même, tentative d’action de la société sur elle-même par le moyen de l’expression. Il est donc un chemin extrêmement prometteur pour comprendre certaines parts essentielles de la mentalité d’une société et d’une époque. Ne serait-il pas intéressant de tenter de mettre en relation certains traits spécifiques de l’architecture arménienne du VIIe siècle et quelques aspects des aventures de la pensée dans l’Arménie de cette époque ?

Or l’une des caractéristiques majeures de l’architecture arménienne du VIIe siècle est en même temps un troublant paradoxe. Il y a alors deux sortes d’églises : les basiliques, grands rectangles en longueur explicitement orientés vers l’autel en son abside, sur le petit côté est ; et les édifices centrés qui font converger vers un carré central surmonté d’une coupole les quatre bras d’une croix. Mais malgré leurs différences, ces deux types sont extraordinairement apparentés. En effet, les architectes et les commanditaires ont  la plupart du temps transformé les basiliques en les dotant d’une coupole et donc d’un puissant appel vers le centre ; ils ont donné aux églises centrées, les plus nombreuses, une manifeste direction vers l’autel et donc un allongement de type basilical. Puisque c’est l’une des silhouettes les plus caractéristiques du paysage arménien qui vient de se créer, il est indispensable de tenter de découvrir les raisons de cette fusion relative des deux grands types d’édifices cultuels dans l’Arménie du VIIe siècle.

En orientant la pensée des fidèles vers l’autel où se déroule la messe et donc la réactualisation du sacrifice de la croix, la basilique met en valeur le mécanisme de l’Incarnation du Christ qui, selon les enseignements religieux, a permis le contact de Dieu et de l’humanité et ouvert la porte à la Rédemption du genre humain. Quant aux églises centrées, le carré d’intersection des quatre bras de la croix y est un appel vers la coupole qu’il porte, coupole qui, étant une image du monde divin, indique la primauté pour ainsi dire naturelle de la divinité de Dieu et donc du Christ. Dans tous les cas, c’est la personne du Christ qui tend vers une majestueuse réunification.

Un certain nombre de conciles et synodes très fameux ont évidemment traité de cette question fondamentale de la nature du Christ. C’est ainsi que la chrétienté arménienne a soutenu les enseignements du concile d’Éphèse, de 431, qui a déclaré « l’unique nature du Verbe incarné », mais n’a pas accepté le concile de Chalcédoine, de 451, qui enseignait la « double nature du Christ en une seule personne ». Au synode de Dvin, de 553, les Arméniens s’en tiennent rigoureusement au concile d’Éphèse ; la rupture avec les Byzantins est consommée et l’autonomie doctrinale qui s’ensuit aura de grandes conséquences politiques. C’est cette position spirituelle fondamentale selon laquelle il ne convient pas de distinguer la nature humaine et la nature divine du Christ, tout simplement pour ne pas enlever au Christ son éminente dignité, qui peut sembler trouver un nouveau mode d’expression dans le paradoxe architectural des basiliques à tendance centrée et des églises centrées à tendance basilicale : conserver l’unité divine du Christ et organiser la vie humaine en fonction de cette divinité, mais sans nier la fonction essentielle de l’Incarnation.

Inexorablement tendues vers ce centre spirituel et quasi inaccessible que constitue la coupole, ces églises arméniennes appellent aussi le fidèle ou le visiteur à pénétrer dans la croix qu’elles dessinent, elles le conduisent encore avec fermeté à diriger son attention vers l’autel oriental et, finissant par faire surgir l’idée d’une croix nouvelle, ancrée dans le lieu matériel de l’église mais aussi transcendée et comme délivrée des servitudes constructives, elles produisent une sorte de synthèse dynamique : une croix mystique précisément dans la mesure où elle est un appel.

 Ce sont les mouvements d’une pensée qui se matérialisent dans l’espace architectural. La prise en considération  de quelques types essentiels d’églises arméniennes du VIIe siècle sera donc l’occasion d’y reconnaître autant de manifestations d’une méditation constamment renouvelée sur la grandeur céleste et les mystères de l’Incarnation ; et, à travers la grande question de l’alliance du divin et de l’humain dans la personne du Christ, transparaîtront quelques échos de notre difficulté à trouver un che min satisfaisant entre le quotidien et nos espérances.

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